Tintin au-delà des frontières

Parcours

Tintin été particulièrement d’actualité en 2023, avec notamment un numéro exceptionnel pour célébrer la naissance, il y a 77 ans, du célèbre journal qui portait son nom. Il a également croisé mon chemin à Louvain-la-Neuve, où j’ai visité en juin le musée qui lui a été consacré. De tout cela a ressurgi une lettre que je lui avais adressée il y a longtemps. Légèrement revisitée et actualisée pour l’occasion. Car les lectures qui nous ont marqués portent autant notre empreinte que nous la leur.

Cher Tintin,

Il y a longtemps que je voulais t’écrire. Comme ça, simplement, pour le plaisir. Pour te dire merci. Car, si l’enfance est bien la matrice d’une vie, toi, Tintin, tu as été la clef de mon enfance. Un idéal. Un exemple d’humanisme chrétien, de liberté, de générosité, de justice. Un maître de «savoir vivre». Sans ego ni vanité, mais avec beaucoup d’humilité et d’humour. Je ne saurais dire, cher ami, combien tu m’as fait rêver, rire, haleter. Sans toi, je ne serais peut-être pas ce que je suis devenu. La lecture répétée, assidue, fervente de tes aventures a constitué une forme de chemin initiatique.

Traverser les frontières

Tu fais partie de mon histoire secrète. Des œuvres peuvent jouer le rôle de la «scène primitive» dont parlait Freud. Pour moi, né entre la parution de Coke en Stock et les premières planches de Tintin au Tibet, ce fut le Lotus bleu. Le seul album à m’avoir arraché des larmes. A la fin, dans ces pages, inoubliables, où tu rencontres Tchang après l’avoir sauvé de la noyade. Où tu découvres que les Chinois ne sont pas ces bourreaux sadiques que tu imaginais.

Héros surhumain, tu accèdes soudain à ton humanité. Graine de colon empêtrée dans d’innombrables préjugés ethnocentristes, pour ne pas dire racistes, tu t’ouvres à d’autres cultures. Ta conscience s’élargit, se déchausse de ses œillères, se libère des clichés, du manichéisme primaire et des visions caricaturales dont elle était porteuse. Et moi, les yeux écarquillés, j’assiste à cette transformation radicale, qui fera de toi un voyageur exemplaire, respectueux.

Ce jour-là, Tintin, j’ai compris notamment deux choses: la valeur sacrée de l’amitié qui naît quand on va au-delà de soi, la fécondité du cosmopolitisme quand on dialogue avec l’étranger. Dans les deux cas, une façon de briser les barrières, traverser les frontières, s’oublier, faire le vide en soi pour accueillir et écouter l’autre dans son altérité, sans projeter sur lui ses propres valeurs. Non seulement essayer de le comprendre, mais respecter son monde.

Cependant, cher Tintin, si je poursuis cette autopsychanalyse un peu sauvage et primaire, tu ne m’as pas seulement appris un art de la rencontre et de la pérégrination. Tu m’as, plus encore, révélé le livre du monde. Montré sa richesse, sa diversité, ses mystères, sa beauté magique. Jusqu’au jour où j’ai voulu le découvrir de mes propres yeux, sans savoir que – plus encore que le globe allumé sur mon bureau et les atlas que j’adorais feuilleter par terre – tu m’avais inoculé un virus: le voyage.

Longtemps et depuis très jeune, obéissant à l’appel du large, j’ai marché sur tes pas. L’Orient – de l’Inde des maharadjah à la Chine – comme par enchantement, est devenu une peu ma seconde patrie. Je te dois aussi ma fascination pour leurs spiritualités – ton père, Hergé, était féru de taoïsme. «Il faut trouver la voie», disait Didi. Peut-être pas si fou que cela, d’ailleurs. En effet, quel meilleur symbole du dépassement de la rationalité logique et de la pensée dualiste que la « décapitation » initiatique dont il est l’adepte?

Traverser les apparences

Voyager, oui, mais gare aux mirages! Je pense souvent à ton périple dans les mers du sud, à ta recherche du trésor de Rackham le Rouge. On peut courir en vain les méridiens, faire inutilement le tour de la planète. Car le trésor qu’on cherche n’est pas forcément au bout du monde. Il est peut-être là, à portée de main. Non pas à l’extérieur, mas à l’intérieur. Dans les profondeurs de son cœur, signifiées par la crypte du château de Moulinsart. De même, la cascade qu’on croit infranchissable n’est peut-être qu’une illusion, un rideau qui dissimule la porte du temple.

Seulement, voilà. Pour le savoir, encore faut-il sortir de son aveuglement, apprendre à regarder, à distinguer la vraie statuette de ses doubles. L’unicité de l’être ne s’achète ni ne se vend. Elle est la part secrète et indemne de chaque personne, sa «terre pure» intérieure, cristalline, lumineuse et inaltérable comme le diamant qui rend incomparable le fétiche à l’oreille cassée. Vouloir s’en emparer ou le monnayer, c’est entrer dans le royaume de la mort.

Et là, Tintin, tu es un initiateur. D’aventure en aventure, tu n’as cessé d’arracher les masques, traquer les avatars de l’ère du faux, démanteler les conspirations du mal, démystifier les jeux de l’idéologie, de l’argent et du pouvoir. Travail de décryptage qui, étrangement, idéalement, a aussi été le cœur de deux de mes passions que tu as nourries. D’abord, le journalisme, même si tu es un drôle de reporter qui n’écris jamais une ligne et que tu tiens plus de Rouletabille ou de Sherlock Holmes que d’Albert Londres. Ensuite, le cinéma. Non parce que tu interromps une scène de tournage et qu’on te voit deux fois dans une salle, mais par la manière dont Hergé raconte tes histoires, avec un sens incroyable du plan, du raccord, de l’ellipse.

Traverser les frontières, traverser le miroir des apparences. Deux chemins qui se rejoignent au point de fuite, là où l’enquête devient quête.

De tout cœur, merci Tintin.

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