La sobriété joyeuse pour
une vie en plénitude

Transition

La pandémie de la Covid, avec ses obligations de confinement ou semi-confinement, aurait pu être l’occasion d’un «retour à l’essentiel». Globalement, il n’en a rien été. Pourtant, la «sobriété joyeuse» est le seul antidote au système croissanciste, productiviste et consumériste qui détruit et épuise la planète par sa démesure.

Quelles réflexions vous inspire la polémique provoquée par la fermeture, pendant le confinement, des commerces et activités dites «non essentielles»?

Force est de constater que ce sont les besoins d’ordre principalement physiologique – manger, boire, se soigner, se déplacer, etc. – qui demeurent satisfaits et que les produits culturels (films, livres, concerts, spectacles) sont pénalisés. Sans compter que les grandes surfaces s’en tirent bien mieux que les petits commerces, les librairies notamment. On peut, à bon droit, se poser la question: acheter du Ricard est-il plus essentiel que se procurer un livre? Et se demander si cette discrimination ne dit pas, en creux, combien notre société est matérialiste…

Super Amandine ou la sobriété joyeuse. Les conseils de Michel Maxime Egger à Amandine (Elise Perrier), démoralisée par les conséquences de ses initiatives pour réduire son empreinte écologique, Réformés, 3 décembre 2020.

Retour à l'essentiel

Pour vous, revenir à l’essentiel, cela veut dire quoi?

D’abord, je constate et regrette que ce deuxième confinement, à la différence du premier, ne suscite plus (ou très peu) de débats sur l’orientation à donner à notre civilisation. Chacun semble focalisé sur la crise sanitaire. Or la pandémie de la Covid-19 dépasse largement le cadre médical. Elle agit comme un avertissement, un signe des temps que nous devons prendre très au sérieux: si nous laissons filer le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité et l’explosion des inégalités, nous irons vers des dégradations bien plus graves et irréversibles. Le coronavirus a une dimension apocalyptique au sens premier du terme: il dévoile et révèle les faiblesses d’un monde hyper-globalisé et coupé du vivant, dont on n’a pas respecté les lois. Il nous montre l’importance du lien et de la résilience qui se construit, précisément, dans la coopération et le soin apporté aux autres. Il nous appelle, de fait, à redéfinir en profondeur ce qui est essentiel à nos destinées.

C’est-à-dire?

Il me semble que l’invitation sinon l’obligation de «rester chez soi» induite par la pandémie peut être vécue comme un appel à «entrer en soi». Non pas pour se replier sur soi, mais pour prendre du recul par rapport à son existence, par rapport au système «croissanciste, productiviste et consumériste» (CPC), pour reprendre l’expression de l’économiste Christian Arnsperger, qui hypothèque notre avenir. L’occasion de se poser la question: qu’est-ce qui me manque de vraiment essentiel? Cela implique d’abord de se poser, individuellement et collectivement, la question du sens de la vie. Le coronavirus nous renvoie à notre fragilité et nous interroge: pourquoi je vis et pourquoi je vais mourir, tôt ou tard? Pourquoi je suis cela? A quoi je sers? Quand on demandait au philosophe Raymond Pannikar: «C’est quoi le sens de la vie?», il répondait en rigolant, sur le mode de l’évidence: «Mais c’est la Vie, en majuscule! »

En même temps, pour ne prendre que le cas de la Suisse, on ne peut pas que dire que les choses ont évolué dans ce sens. Les analystes se réjouissent au contraire de l’augmentation du chiffre d’affaires du commerce de détail helvétique mesurée en 2020, malgré le semi-confinement. Qu’en pensez-vous?

L’occasion de revoir nos besoins et habitudes n’a pas été saisie par une grande partie de la population. La consommation s’est notamment largement reportée en ligne. Les études mesurent aussi un effet rebond lié à des pulsions d’achat post-confinement plus élevées. Avec cette «consommation de rattrapage», dès mai 2020, on voit que le modèle n’a pas changé.

Un système addictif

Les économistes associent souvent forte consommation et «bon moral» des ménages, or vous écrivez que consommer rend déprimé·e. Pourquoi?

Le système CPC prétend satisfaire notre quête de bonheur à travers une consommation croissante de biens matériels et immatériels. Or, les recherches menées sur le syndrome du «bonheur paradoxal» montrent que l’augmentation de nos possessions n’accroît pas notre sentiment de satisfaction. C’est vrai au début, quand on commence très bas et qu’on répond à nos besoins fondamentaux, mais au-delà d’un certain seuil, c’est l’inverse qui se produit. La consommation excessive qu’on connaît dans nos pays riches génère du mal-être, des formes de stress, de saturation psychique, voire même de sentiment d’absurdité.

Justement, pourquoi écrivez-vous que ce système consumériste instrumentalise nos mécanismes psychiques les plus intimes?

Il veut nous faire croire qu’il peut combler nos besoins de sécurité, de réalisation de soi, d’appartenance au groupe, de reconnaissance de notre singularité… Le «je pense, donc je suis» de Descartes a fait place à «je consomme, donc je suis». Le consumérisme exploite aussi notre peur du manque derrière laquelle se cache la peur de la mort: dans la psyché collective, alors que règne une abondance matérielle, certes mal et très injustement répartie, les sociétés occidentales fonctionnent comme si elles vivaient encore en pénurie – une situation qu’elles ont connue pendant des siècles, quand la survie alimentaire n’était pas garantie. Enfin, le consumérisme capte notre puissance de désir – qui est à l’origine de nos aspirations les plus élevées et de notre quête d’infini – et la dégrade en envies qu’il fait passer pour des besoins qu’il pourra satisfaire. Notre désir s’épuise dans la consommation, qui devient addictive: l’euphorie liée à l’effet de nouveauté retombe très vite et le marketing sait créer sans cesse de nouveaux «besoins»… Il faut dépenser pour ne plus penser.

En insistant sur les facteurs psychologiques de l’hyperconsommation, ne contribuez-vous pas à culpabiliser l’individu qui serait, in fine, responsable de cette démesure?

Non, car je ne cesse de souligner que c’est bien un système organisé qui exploite nos ressorts psychiques. C’est d’autant plus difficile de sortir du consumérisme qu’il vit en nous. Avec la croissance illimitée de la richesse comme but ultime, la modernité occidentale nous a fait entrer dans le règne de la démesure. Sortir de ce système est essentiel car il repose sur l’obsolescence programmée, le gaspillage, les montagnes de déchets… bref, sur tout ce qui détruit la planète. Recycler ses bouteilles en PET et manger des carottes bios ne suffira pas. Il faut un véritable changement de paradigme. Individuel, mais aussi structurel. Un retour à l’essentiel est nécessaire pour aller vers qui je suis, assumer ma finitude mais aussi prendre conscience des mécanismes dans lesquels ce système d’accumulation nous maintient enfermés. Il ne s’agit pas seulement de consommer mieux (bio, local, éthique), mais surtout de consommer moins.

Besoin de reliance profonde

Dès lors, que serait une vie en plénitude ?

D’abord une vie insufflée par une puissance de désir réorienté, désaliéné. Notre désir profond – d’amour, de beauté ou encore de justice – est d’ordre spirituel. Il a une dimension d’infini, d’absolu qui ne peut être satisfait par le marché et la consommation. Voilà qui condamne d’emblée le système CPC. Ensuite, une vie reliée à toute la communauté du vivant, des êtres humains et non humains, où ceux-ci ont leur place. Le coronavirus nous a montré combien la déforestation et la perte de territoires des animaux sauvages est une bombe à retardement. Enfin, la vie belle et bonne est pour moi une vie où l’on s’ouvre à ce qui, dans notre être profond et dans la nature, est bien plus grand que ce qui respire, vit et meurt. Bref, une vie attentive à l’Esprit, à son souffle. Ce dernier nous invite à une vie de communion qui, pour nous chrétiens, a été incarné en plénitude par le Christ. Mais, j’en suis convaincu, l’Esprit s’exprime aussi dans les autres sagesses et traditions spirituelles.

Très bien, mais quel est le lien avec la société de sobriété joyeuse que vous appelez de tous vos voeux?

La sobriété est la seule alternative crédible au système CPC. Elle est joyeuse, car il ne s’agit pas de se frustrer, mais de créer du vide dans nos têtes et nos agendas pour s’ouvrir à une qualité de vie et d’être accrue. La réorientation de notre désir, l’écoute de notre désir essentiel (ontologique), nous conduit à désirer mieux, à distinguer l’essentiel du superflu, à faire le tri entre les sources secondaires et les sources primaires de satisfaction. Les premières – j’y inclus non seulement les biens de consommation, mais aussi toute la quête de valorisation de soi au détriment des autres – nourrissent l’hubris (la démesure), caractéristique du système socio-économique dominant. Elles sont de l’ordre de l’avoir. Les deuxièmes ne peuvent s’acheter et sont de l’ordre de l’être. Exprimé autrement: ce qui nous satisfait le plus et nous fait vivre a partie liée avec les grandes valeurs: l’amour, l’amitié, le souci des autres, de la justice, la contemplation du beau, etc. Le pape François affirme que la sobriété joyeuse, c’est «la capacité de jouir avec peu». On se saurait mieux dire. La sobriété est une autolimitation libératrice qui vise à laisser un espace viable (et souriant) aux autres êtres; en cela elle est facteur de justice sociale. C’est un don de la vie et une grâce.

Nous n’avons pas d’autre choix, rappelez-vous, que la métamorphose en profondeur de nos sociétés et cela ne se fera pas sans une véritable transformation des cœurs et des esprits. Croyez-vous vraiment que face aux forces colossales de résistance et d’inertie, une insurrection des consciences puisse suffire?

Je n’oppose pas transformation personnelle et transformation sociétale, les deux sont nécessaires et à articuler – ce qui est le grand défi. Bien sûr, la «mégamachine» est extrêmement puissante et, au train où vont les choses, on ne pourra pas empêcher des effondrements. En l’état, l’action des politiques peut au mieux, limiter la casse. Mais elle n’aboutira pas au changement de paradigme qui devrait s’imposer. Il revient aux personnes conscientisées de développer des alternatives dans des îlots de résilience appelés à se multiplier. De fait, je vois beaucoup de forces positives à l’œuvre et je sens une montée de conscience pour préparer le monde de l’après, de demain. N’oublions pas, non plus, que l’avenir reste par définition imprévisible, en partie du moins. Je me distancie, sur ce point, des collapsologues. L’Esprit souffle où Il veut et on ne sait pas ce qu’Il prépare. Cela reste pour moi une grande source d’espérance.

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